Le renouveau féministe vient du sud

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Au Maroc, en Tunisie, en Iran ou en Afghanistan, des femmes se lèvent contre les violences dont elles sont victimes et réclament aussi l’égalité des droits. Au prix d’un flot continu d’injures et de menaces.

Le féminisme vit une crise de croissance. Il y a quelques années encore, le mot était tabou, synonyme de guerre «hystérique» contre les hommes. Les jeunes générations le prononçaient du bout des lèvres. Les actrices l’évitaient pour ne pas perdre en charme et en cachets. Sur la photo officielle, les choses ont bougé. Les stars posent en tee-shirt «Comment peut-on ne pas être féministe ?». Le féminisme est devenu tendance. Tout le monde s’en revendique, même ceux qui le combattent. Nouvelle tactique : se l’approprier pour en détourner le sens. Hier, être féministe voulait dire se battre pour l’égalité et l’émancipation de toutes les femmes. Désormais, de jeunes militantes «intersectionnelles» – noyautées ou juste inconscientes – accusent le féminisme universaliste de racisme et lui préfèrent un droit à l’émancipation découpé en tranches, selon les cultures et les religions. Quand il ne s’agit pas de réclamer le droit de se prostituer ou de se voiler. Malgré la dépolitisation ambiante, une partie du féminisme universaliste résiste (Femmes solidaires, le Collectif Droits des femmes, Femen et tant d’autres), mais le Planning familial préfère tweeter frénétiquement pour soutenir l’organisation Lallab, un laboratoire du «féminisme islamique». Persuadée que la solution viendra du Coran, sa grande prêtresse, Asma Lamrabet tient le même discours que l’extrême droite catholique : la libération de la femme et des mœurs nous auraient conduits à «une perte des valeurs morales» et à «l’éclatement de la cellule familiale», aboutissant à une société occidentale dangereusement «permissive». Ses ouailles s’émeuvent des viols collectifs qui secouent le Maroc – et que la pudeur islamique empêcherait ? -, mais leur vrai combat est en France, où elles revendiquent surtout le droit de se voiler. De jeunes organisations tombent dans le panneau de croire que c’est un choix comme un autre, et appellent à respecter tous «les féminismes». Celui qui milite pour l’émancipation sexuelle comme celui qui préfère cacher le corps des femmes par respect de Dieu ? C’est la novlangue du relativisme : ne plus distinguer l’émancipation de la réaction, le recul du progrès, et au final l’antiféminisme du féminisme.

Heureusement, pendant que de jeunes enfants gâtées refont Mai 68 et le MLF à l’envers sous prétexte de respecter la diversité, les nouvelles féministes poussent et crient comme jamais dans le monde dit «musulman». Elles sont bien placées pour savoir que cacher le corps des femmes n’est jamais bon signe, ni un progrès. Comme en Europe il y a quelques années, elles rencontrent des résistances et font même de la prison, mais leurs luttes résonnent comme jamais.

Rébellion marocaine

La semaine dernière, le Maroc, si fier de la réforme de sa Moudawana – le code du statut personnel longtemps si défavorable aux femmes – vient de se réveiller avec la gueule de bois. Les images d’une jeune handicapée, filmée en train d’être violée dans un bus, sans la moindre réaction des passagers, traumatise Internet. Une autre vidéo montre une jeune femme traquée par une meute d’hommes dans les rues de Tanger. Quelques jours plus tôt on découvrait que Nassima, victime d’un viol collectif à Marrakech, s’était suicidée en apprenant la libération de ses violeurs. Plus que les agressions et leur relative impunité, ce sont les commentaires, haineux et sexistes, qui bouleversent les réseaux sociaux. Le Maroc parie sur l’avancée des droits des femmes en impliquant toutes les sensibilités théologiques locales. Ne pas imposer une réforme par le fait du prince, mais la laisser infuser dans la société. Une réussite saluée mondialement. Mais l’infusion prend du temps. Dans une société où l’éducation sexuelle est inexistante, la société civile doit souvent prendre le relais. Celles qui montrent le chemin subissent un flot continu d’injures et de menaces. Cette fois, au moins, les féministes marocaines qui tentent d’éduquer au respect et à la mixité rencontrent un peu plus d’écho chez les jeunes générations. A Rabat, à Casablanca, à Tanger, à Agadir, des mobilisations de soutien ont eu lieu (lire p. 44). Il en faudra plus pour pouvoir prendre le bus ou marcher sans avoir peur d’être violée.

En Tunisie, après quelques années postrévolutionnaires sur la défensive, les féministes se font de nouveau entendre et marquent des points. En mars 2017, 60 associations tunisiennes ont demandé l’annulation d’une circulaire interdisant le mariage entre des tunisiennes musulmanes et des non-musulmans. Vieille de quarante-quatre ans, elle contredit clairement l’article 6 de la nouvelle Constitution tunisienne de 2014 – qui prône la liberté de la conscience et l’égalité des citoyens. Tant que cette circulaire existe, les femmes ne pourront jouir d’une égalité totale, ni en droit ni en fait. C’est l’argument des féministes tunisiennes. Refus immédiat de l’Office de la fatwa. Preuve que la Tunisie ne vit toujours pas la séparation de l’Etat et du religieux, cette vieille survivance pense qu’elle a toujours son mot à dire en matière de droit… Quelques mois plus tôt, elle s’élevait contre l’initiative de députés de l’ARP qui proposaient de garantir l’égalité de l’héritage entre hommes et femmes dans la loi : «C’est contraire aux dispositions de la religion islamique !» Pas touche au pactole ! Il faut savoir qu’encore aujourd’hui les femmes héritent généralement de la moitié de ce qui revient aux hommes. Heureusement, le «clergé» n’a pas eu le dernier mot.

A l’occasion du 13 août dernier, Fête de la femme en Tunisie, le président, Béji Caïd Essebsi, s’est prononcé en faveur de l’égalité «dans tous les domaines». Il a mis en place une commission chargée d’élaborer un nouveau code des libertés individuelles et de l’égalité, avec deux chantiers prioritaires : les mariages mixtes et la différence de traitement concernant l’héritage. Nouvelle bronca chez les religieux. Depuis le Qatar, l’Egyptien Youssef al-Qaradawi, chef de fil théologique des Frères musulmans et donc d’Ennahdha, le parti islamiste tunisien, gronde et menace. Wajdi Ghanim, un prédicateur égyptien réfugié en Turquie qui pense que l’excision est «une opération esthétique», est allé jusqu’à accuser le président tunisien d’«apostasie». Ce qui revient à le condamner à mort. La diplomatie tunisienne prend la menace très au sérieux. Elle a demandé des comptes au régime turc, si proche des Frères musulmans. Il ne répond pas.

Révolte Afghane

A 6 000 kilomètres de là, des Afghanes se battent pour obtenir le droit d’avoir un nom. Dans ce pays tribal avant d’être religieux, la coutume veut qu’on appelle les femmes par le nom de leur père ou de leur époux, jusque dans leur tombe. Une petite minorité de militantes ayant accès à Internet vient de lancer un hashtag : #WhereisMyName. L’une de ses initiatrices, Tahmina Arian, a fait des études pour devenir diplomate. L’inégalité, elle a grandi avec. Elle pensait que les choses évolueraient, à leur rythme. Un jour, elle s’est aperçue qu’à quelques mètres de chez elle un homme nourrissait sa femme et son chien en même temps, dans le même plat. «J’ai eu l’impression de me casser en mille morceaux», raconte-t-elle. Avec quelques amies, elles ont eu l’idée de témoigner sur les réseaux sociaux sous le titre #WhereIsMyName. Certaines parlent de leur résistance quotidienne, comme cette jeune étudiante qui a dû insister pour que son enseignant l’appelle par son prénom. La campagne est devenue virale. Farhad Darya, un chanteur populaire, les soutient. Il a mis une photo de sa femme et de lui, avec leurs deux noms. Injuriées sur les réseaux sociaux, bousculées dans la rue, les Afghanes qui témoignent tiennent bon.

Pendant que les unes cherchent à retrouver un nom, d’autres se battent pour ne plus cacher leurs cheveux. My Stealthy Freedom («ma liberté furtive»), qui publie des photos d’Iraniennes posant sans voile, compte plus de 1 million d’abonnés sur Facebook . En décembre dernier, 12 personnes identifiées sur les photos ont été arrêtées pour «propagation d’un contenu immoral et une culture anti-islamique», et condamnées à de la prison ferme. Certaines ont l’interdiction de quitter le pays. Masih Alinejad, à l’initiative de ce mouvement, continue de se battre depuis l’étranger. Une nouvelle forme d’action a déjà pris le relais. Sous le hastag #whitewednesdays, des centaines de femmes publient désormais des photos d’elles portant un voile blanc le mercredi.

Une consigne qui ne contredit pas les règles en vigueur mais sert de signal et de point de ralliement. Les hommes qui les soutiennent sont invités à porter une chemise blanche. L’hypocrisie du régime, dont tout le monde se moque sous cape en Iran, se fissure chaque jour un peu plus. Fin juillet, une polémique éclate. Azadeh Namdari, une présentatrice de télé ultraconservatrice, est photographiée en Suisse sans voile, tranquillement installée, en train de boire une bière. C’est le cas pour de nombreux Iraniens en vacances, mais cette star de la télé nationale milite pour le port du tchador traditionnel, contre le foulard des modérées, excite les plus conservateurs, qui la citent comme un modèle de vertu à suivre ! C’est dire si le cliché a fait gloser. La répression, elle, frappe toujours les mêmes. Le 21 août, la page My Stealthy Freedom diffusait des vidéos amateurs témoins d’arrestations musclées. On y voit deux fantômes noirs, des femmes de la police des mœurs, embarquer de force une Iranienne portant un voile blanc.

Contestation indienne

La vraie victoire des femmes de culture musulmane se joue en Inde. Les musulmanes indiennes n’ont plus à redouter le mot talaq, signifiant leur répudiation s’il est répété trois fois, par SMS de préférence. Les bonnes familles indiennes pensaient la coutume désuète ou réservée aux plus pauvres. On ne s’en préoccupait plus. Une affaire a réveillé tout le monde : la répudiation d’une fille de la classe moyenne, à laquelle tout le monde pouvait s’identifier, élevée en bordure du parc national Jim-Corbett. Shayara Bano, c’est son nom, a connu une enfance heureuse. Son père l’a poussée à faire des études. Elle qui a grandi en jouant avec les animaux qui s’égaraient souvent hors du parc. Il a fallu qu’elle se marie pour rencontrer la vraie bestialité. Diplômée de sociologie, elle épouse un homme qui n’a pas le bac. Violent, il la bat et l’enferme, refuse toute contraception haram, mais la sort de temps en temps pour l’avorter. Sa belle-famille, charmante, la met sous sédatifs. La jeune épouse a vécu ainsi des années, inconsciente plusieurs heures par jour, ce qui lui cause encore aujourd’hui des pertes de mémoire. Son mari, lui, ne pense qu’à exiger une rallonge pour sa dot, sous la forme d’une voiture. La famille de la mariée refuse. Le 10 octobre 2015, Shayara Bano reçoit le fameux triple talaq. Elle est répudiée et n’a plus rien, ni accès à ses affaires ni à ses enfants.

L’Inde redécouvre l’injustice de cette coutume qui perdure. Ce n’est pas la première fois qu’elle dérange. En 1985, déjà, Rajiv Gandhi songeait à l’abolir. Ses conseillers lui ont fait remarquer qu’il perdrait le vote musulman. Effarée par les ravages du nationalisme hindou qui allait bientôt massacrer des milliers de musulmans et détruire la mosquée Babri, la gauche indienne a renoncé. Trente ans plus tard, le renoncement se paie. L’extrême droite hindoue est au pouvoir, et se moque bien des droits des femmes musulmanes. Shayara Bano, elle, ne voit pas pourquoi le fait d’être née musulmane devrait la priver de l’accès à l’égalité. Avec l’un de ses frères et le soutien d’associations musulmanes laïques, elle a lancé une pétition exigeant l’abrogation du triple talaq. Le débat fait rage depuis deux ans. Comme toujours, les intégristes ont invoqué la supériorité du sacré et le respect de la diversité. La All India Muslim Personal Law Board est allée jusqu’à expliquer qu’il valait même mieux répudier une femme que la brûler vive ! Même en Inde, le multiculturalisme a touché ses limites. Fin août, la Cour suprême indienne a estimé que le triple talaq allait à l’encontre de la moralité constitutionnelle. En l’absence d’une loi, il est donc illégal. Les juges ont ajouté cette phrase, sans appel : «Ce qui est un péché dans une religion ne peut pas devenir une loi.» Un sage rappel à la raison, et à l’universalisme.

C.F. et V.F.

Caroline Fourest et Fiammetta Venner
2146 mots
1 septembre 2017